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Penser l'action sociale : dialogue entre bell hooks et Saul Alinsky


Pour cette première édition de la newsletter des Petites Voix, nous vous proposons de décrypter la pensée de deux intellectuel·les : bell hooks et Saul Alinsky. Tous·tes deux sont des chercheur·euses et activistes américain·es ayant développé une réflexion qui se veut pragmatique sur la manière de mêler sciences et actions sociales.


Dans Être radical : Manuel pragmatique pour radicaux réalistes (1971), le sociologue Saul Alinsky cherche à théoriser une méthode mêlant action sociale populaire et prise de décision citoyenne à partir de son expérience dans différents quartiers pauvres de Chicago. En s’appuyant sur des outils et des connaissances sociologiques, il livre un manuel de l’action sociale presque clé en main.


De son côté, bell hooks1 est une militante féministe et antiraciste qui, dans son ouvrage De la marge au centre : Théorie féministe (1984) pose un regard rétrospectif sur la révolution féministe des années 70. Elle constate que la croyance selon laquelle “l’essor de l'activisme suffirait à créer un nouvel ordre social2 a été mise en échec. Elle déplore le fait que malgré l’ampleur du mouvement les inégalités perdurent. Dans son livre, elle propose donc une réflexion sur la façon de mener des actions efficaces en faveur de l’égalité, ainsi que les écueils à éviter.


Nous vous proposons ici d’analyser leurs pensées pour les faire dialoguer.



Les révolutions comme processus


Pour bell hooks comme pour Saul Alinsky, il est primordial de redéfinir ce qu’on entend derrière le terme de révolutions, qui désignent généralement des bouleversements profonds et brutaux d’un ordre moral, social, économique, politique etc.


Pour les deux auteur·rices, les révolutions sont à comprendre comme des processus longs, qui ne peuvent constituer de véritables évolutions que si elles sont portées collectivement et n’excluent personne.


Pour elle comme pour lui, les révolutions sont à comprendre comme des changements sociaux profonds qui visent l’égalité entre les personnes et non comme des phénomènes qui “s’accomplissent rapidement” et/ou “sont toujours caractérisées par une violence extrême entre les opprimé·es et leurs oppresseurs3.


À travers leurs ouvrages, nous percevons que pour changer la société il faut entreprendre un travail de longue haleine qui fait face à de nombreux freins dont le principal est le risque de scission au sein du mouvement citoyen. Les auteur·rices identifient ainsi 4 grands éléments pouvant amener à la dissolution ou à l’échec d’une révolution :

  • La peur de perdre les privilèges qui ont été acquis au fil des luttes. Un des risques dans les révolutions comme processus, est qu’une fois les besoins d’une partie de la population satisfaits, ces personnes préfèrent arrêter de défendre les intérêts de celles et ceux qui ne sont pas encore dans leur cas.

  • Le désir d’immédiateté. Beaucoup souhaitent voir des changements rapides et spectaculaires, ce qui peut les conduire à se tourner vers des leaders qui exercent un pouvoir charismatique au détriment d’actions portées collectivement.

  • Le désespoir qui peut conduire les personnes à se replier sur elles-mêmes ou à tomber dans la violence, ce qui les amènera à être marginalisées à la fois par l’ordre établi et par leurs allié·es ne se reconnaissant pas dans cette violence, ce qui sera contre-productif.

  • La recherche de pureté. Vouloir l’égalité peut pousser les individu·es à se distancier de la société et à émettre des jugements sur les personnes qui participent, même inconsciemment, aux systèmes de dominations qui produisent des injustices ou sur celles qui ne font rien. Le jugement posé sur autrui ne permet pas de servir une cause et risque au contraire de repousser les personnes qui ne se sentent pas comprises ou légitimes.


Toutes ces contraintes qui empêchent les transformations sociales profondes de s’opérer ont un point commun : il s’agit de facteurs qui viennent, à chaque fois, briser les dynamiques collectives. C’est pourtant bien sur la notion de collectif que se fonde la pensée des deux auteur·rices, que nous allons détailler.



La “méthode Alinsky"


Les travaux d’Alinsky sont reconnus de par le monde pour sa méthodologie d’action sociale, appelée “méthode Alinsky”. Elle peut se décomposer en 5 grandes étapes : l’observation, la création d’espace, l’initiation d’action, l’inscription de l’action dans la durée et le départ.


L’observation


Alinsky souligne dans un premier temps l’importance de l’observation des situations vécues par les personnes en difficulté. Cette phase permet de déconstruire des stéréotypes, en partant de l’expérience vécue des individu·es pour éviter de reproduire inconsciemment des formes de violences contre-productives et prendre en compte chacun·e dans l’élaboration de solutions.


bell hooks nous donne un exemple très concret du manque d’observation et de déconstruction dans l’action sociale, à travers le féminisme du XXe siècle qui, n’ayant pas pris en compte les difficultés spécifiques des femmes noires et pauvres, ont vu progressivement leur nombre diminuer au sein du mouvement jusqu’à l’émergence d’un courant féministe à part entière : le black feminism4.


Pour dépasser cet écueil, Alinsky développe le rôle d’orgaziner ou organisateur·rice en français5 qui consiste dans un premier temps à observer la société et la population dans laquelle il ou elle évolue. Il constate que les classes les plus opprimées sont généralement dans des considérations d’urgence, de survie, et n’ont donc pas le temps et l’énergie pour se rebeller contre les injustices du système dont ils et elles sont victimes. Ainsi, les organizers sont des individu·es extérieur·es qui se placent comme allié·es des populations vivant dans ces quartiers. Alinsky a lui-même plusieurs fois expérimenté ce rôle dans les quartiers pauvres de Chicago.


Pour l’auteur, les organizers peuvent être une ou plusieurs personnes comme un·e sociologue et/ou une structure associative dont le premier objectif est d’observer, de comprendre et de se fondre dans la population. Ils et elles doivent se placer en tant qu’allié·es des personnes vivant dans ces quartiers. Ils et elles s’installent dans ces zones urbaines afin d’observer les habitant·es, de comprendre, de nouer des liens : de vivre leur quotidien.


Créer des espaces pour la prise de conscience collective


Après que l’organizer ait identifié les différents enjeux liés au territoire, aux besoins des populations, et aux ressources disponibles, Alinsky prévoit la création d’espaces permettant une prise de conscience collective des problèmes rencontrés. L’objectif est de générer des échanges, de faire de la place pour la rencontre dans des conditions qui permettent à tous et toutes de s’exprimer librement.


Le rôle de l’organizer est alors d’alimenter une culture commune autour des conditions de vie et des difficultés rencontrées par les personnes malgré les différences des un·es et des autres. Sans cacher son rôle et ses intentions, ce dernier ou cette dernière doit se tenir en retrait une fois une dynamique collective instaurée et interagir avec les habitant·es en posant des questions plutôt qu’en imposant une vision. En favorisant l’échange, l’organizer va permettre aux citoyen·nes et organisations locales d’être à l’origine de leur propre émancipation. Pour Alinksy, il est impératif que les individu·es prennent conscience de leur pouvoir et de leur capacité d’auto-détermination en transformant des événements vécus individuellement en expériences collectives.


Initier l’action


Une fois la prise de conscience de conditions de vie et la formulation de problématiques communes, les individu·es peuvent envisager des actions pour faire entendre leur voix et/ou pour mettre en place des solutions. L’organizer a la possibilité de faire des propositions uniquement pour amorcer la discussion. Il ou elle doit ensuite veiller à ce que les objectifs fixés soient atteignables. En effet, pour Alinsky il est essentiel que les premières actions soient couronnées de succès car ce sont par les victoires et leur célébration que l’on renforce à la fois le collectif et le sentiment d’empouvoirement, conditions sine qua non à la longévité d’un mouvement pour des changements égalitaires profonds. Il s’agit donc d’identifier, pour commencer, des petits éléments qui rendraient la vie de quartier plus facile et plus digne avant de se rendre sur des sujets plus complexes.


Inscrire l’action dans la durée


Pour Alinsky, l’humour et la joie sont essentiels pour maintenir une émulation collective mais aussi pour gagner le cœur de l’opinion publique et donc du soutien. Il faut que l’organizer reste conscient·e des enjeux extérieurs au quartier.


Une fois que les habitant·es ont pu remporter des victoires pour répondre à leurs besoins les plus urgents, la réussite d’une action sociale sur le long terme se joue à plusieurs niveaux : les revendications doivent être claires, crédibles, n’oubliant personne et émanant des citoyen·nes. Il s’agit de s’organiser et de structurer l’action à travers des stratégies inattendues, ludiques et non-violentes. Des objectifs atteignables doivent être fixés pour ne pas infliger aux individu·es trop de défaites et les victoires doivent être célébrées par des fêtes de quartier par exemple.


Il souligne également qu’il ne faut pas avoir peur des antagonismes et des oppositions en interne : elles sont saines et essentielles lorsqu’elles débouchent sur des échanges et des compromis.


Savoir partir


Savoir partir est toujours un moment difficile, et il doit se préparer en amont.


Effectivement, les organizers n’ont pas vocation à s’inscrire dans la durée au sein d’une population et doivent donc savoir s’en aller une fois que les habitant·es sont en capacité de s’organiser sans son aide. Il est essentiel qu’il ou elle ne prenne jamais trop de place et qu'il ou elle s’efface progressivement en même temps que l’apprentissage collectif de l’auto-détermination et de l’auto-organisation se fait.


À terme, l’organizer doit pouvoir mener sa mission dans une multitude de contextes et participer au changement et à l’émancipation des personnes dans différents quartiers avec la conviction que c’est par ce processus long et basé sur la rencontre que se mènent les révolutions profondes.



L’importance de questionner son positionnement


Malgré une approche très concrète, la méthode d'Alinsky présente plusieurs points morts. Nous vous proposons ici d’en analyser deux, en nous appuyant sur le travail des chercheuses féministes afro-américaines : le manque de définition et la figure de l’organizer.


La pensée et la méthode d’Alinsky ont inspiré beaucoup de personnes et d’organisations dans des contextes très variés. Son travail, même s’il est centré sur l’action concrète, ne s’attarde pas sur la notion de justice sociale, d’égalité ou d’émancipation qu’il défend. Ainsi, ses travaux ont pu servir à des fins multiples, indépendamment de ses idées. À ce sujet, Kimberlé Crenshaw déplore l’appropriation des méthodes Alinsky par certains mouvements américains fascistes et racistes par exemple. On peut reprocher à Saul Alinsky le manque de contextualisation de son propos, éludé par ses théories sur l’action concrète. Dans la même veine, il ne définit pas clairement le rôle d’organizer en tant que position sociale ce qui a permis à des organisations de se le réapproprier, dévoyant en partie la pensée de l’auteur et se donnant une apparence faussement sociale.


Aussi, nous ne saurions vous en recommander la lecture sans fournir quelques points de vigilance soulevés par des travaux comme ceux de bell hooks.


La figure de l’organizer est décrite par l’auteur comme un homme providentiel qui viendrait réveiller les consciences endormies de personnes n’ayant pas la possibilité d’avoir un regard critique sur leur situation du fait des difficultés qu’elles rencontrent. Pour paraphraser bell hooks, c’est oublier la multitudes de micro-stratégies et micro-résistances qui sont mises en place au quotidien même par les individu·es les plus démuni·es.

De plus, le chercheur s’attarde longuement sur les qualités humaines nécessaires à l’organizer : curiosité, empathie, humilité, ténacité, rigueur, talent de communication, imagination, etc. Si l’on peut juger ces dernières comme essentielles, il s’agit d’une description assez fragile qui repose sur le sens moral de l’organizer, comme s’il suffisait de trouver un individu de bonne foi, ayant naturellement ces qualités. Hors, ne pas interroger la position sociale plus favorable du statut d’intervenant·e extérieur·e plus socialement doté·e constitue un risque. En s’arrêtant juste sur les qualités humaines, Alinsky ne prend pas en compte les qualités sociales et les enjeux qui découlent de la posture de l’organizer. Pour bell hooks et de nombreuses penseuses féministes, un des outils majeur de la transformation sociale en faveur de l’égalité est d’admettre que tous·tes les individu·es sont pris dans des rapports de pouvoir, même involontairement et peuvent donc reproduire des formes de violences symboliques, apposer leurs propres visions et jugements sur les vécus d’autrui. En tant qu'organizer, il est donc essentiel de s’interroger régulièrement sur sa position sociale et sur ses préjugés sans chercher à s’en cacher puisqu’ils sont présents chez tous et toutes.



La méthode bell hooks


Se questionner sur sa position sociale peut paraître un peu abstrait. Cependant, cela passe par des questions très concrètes. Nous vous en proposons quelques unes ici :

  • En quoi suis-je/sommes-nous plus avantagé·es que les personnes que nous essayons d’aider ?

  • Quelles sont les expériences que nous avons en commun ? Au contraire, quelles sont celles que nous n’avons pas expérimentées ?

  • Quelles sont les pratiques ou les raisonnements des personnes que nous ne comprenons pas ? Pourquoi ?

Ces questions doivent revenir régulièrement pour comprendre les jugements apposés sur les autres ainsi que l’image que nous renvoyons. Bien qu’inévitables, c’est en les identifiant que l’on peut chercher à les éviter.


Pour bell hooks, éviter ces écueils c’est aussi partir de la “marge” pour aller vers le “centre”. C’est-à-dire qu’il faut prendre en compte, en premier lieu, les besoins et intérêts des personnes les plus démunies (les “marges”) pour progressivement se rapprocher de ceux des personnes les mieux dotées socialement, celles qui vivent le moins d’injustices et d’oppression (les “centres”). Il s’agit alors de laisser une place plus importante et prioritaire aux marges puisque leur émancipation ne risque pas d'exclure les autres individu·es, tandis que la réciproque n’est pas vraie.

L’exemple concret duquel part la chercheuse est celui des luttes féministes des années 1970 qui ne se sont pas attardées sur les vécus des femmes noires américaines dont les préoccupations relevaient principalement des inégalités et discriminations qu’elles subissaient dans le monde du travail, encore empreint des traces de l’esclavage, tandis que les femmes blanches plus aisées revendiquaient le droit au travail comme moyen d’émancipation (ce qu’elles ont obtenu). Ainsi, la condition des femmes blanches de classes moyennes et supérieures s’est améliorée, ayant obtenu le droit de travailler par exemple, pendant que les conditions de travail et les discriminations dont étaient victimes les femmes pauvres ont continué.



La conclusion des Petites Voix


Saul Alinsky et bell hooks nous offrent, par leur travail, une réflexion riche des enjeux qui entourent les luttes pour plus de justice et d’égalité sociale. En prenant leur distance avec l’idée d’une révolution lointaine et abstraite, les deux chercheur·euses nous proposent des moyens concrets pour tous·tes celles et ceux qui souhaitent s’engager dans cette voie.


Si les travaux du premier sont particulièrement centrés sur l’action, il nous apparaît essentiel de les accompagner d’une réflexion sur le positionnement comme le propose la seconde.


Et le rôle de la sociologie dans tout ça ?


La sociologie dispose de plusieurs outils qui permettent d’agir à différentes étapes de l’action sociale.


D’abord, la phase d’observation. En effet, l’enquête sociologique permet de comprendre des dynamiques sociales qui ne sont pas toujours visibles ou qui sont mal interprétées. Cela peut passer par des données statistiques qui permettent de prendre de la hauteur lorsqu’elles sont croisées et analysées. L’enquête de terrain permet quant à elle d’aller à la rencontre des habitant·es dans une démarche et depuis une position différente et complémentaire à celle de l’action sociale.


Au-delà des méthodes classiques, la sociologie se tourne progressivement vers l’enquête participative et peut ainsi intervenir dans le cadre de la prise de conscience collective. En effet, il est possible de ne pas se contenter de produire des savoirs sur des populations depuis une position extérieure et d’inviter les habitant·es à produire eux et elles-mêmes des connaissances sur leur propre conditions de vie et expériences par la transmission des outils et l'accompagnement des personnes dans leur enquête sur leur environnement.


Enfin, les acteur·rices du social travaillent souvent dans l’urgence, devant composer avec des moyens limités. L’intervention de sociologues peut constituer un soutien précieux puisqu’il s’agit de s’ouvrir à un autre regard et prendre le temps de questionner le sien afin de mettre en place des actions nouvelles ou abordées différemment lorsque les acteur·rices de terrain se sentent en difficulté.


Nous vous remercions d’avoir pris le temps de nous lire et nous espérons que ce temps de réflexion aura pu faire écho à vos propres questionnements et expériences.

N’hésitez pas à réagir sur l’adresse mail de la newsletter6 en posant des questions ou en nous faisant part de vos réflexions, nous pourrons les partager de manière anonyme aux autres inscrit·es la prochaine fois !


À très vite.


Les Petites Voix



 

Notes de bas de page :

1 L’autrice a souhaité que son pseudonyme s’écrive en minuscule pour montrer symboliquement que son message passe avant sa personne.

2 bell hooks, De la marge au centre : Théorie féministe, 1984, p. 281.

3 Ibidem.

4 Le black feminism est un courant féministe porté par les féministes noires qui s’est développé dans les années 1970. Les femmes à l’origine de ce mouvement subissaient du sexisme dans les mouvements antiracistes et du racisme dans les mouvements féministes. Leurs voix et leurs vécus spécifiques n’étant pas entendus, elles se sont regroupées pour lutter simultanément contre ces deux types de dominations.

5 Nous utiliserons ici le terme anglophone qui est non-genré pour faciliter la lecture.



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